Il y aurait eu une stabilité des choses littéraires, comme peut-être des choses de la vie. Une transparence du langage au monde et à lui-même, de l’homme àce langage et par extension aux œuvres où il se le réapproprie et, in fine, à ses semblables. Le modèle de l’âge rhétorique était fortement ancré sur cette solidité. Sur le plan linguistique les res verbae renvoyaient au res naturae dans une transparence idéale qui allait des mots aux choses et de celles-ci à ceux-là. Cette transparence première du langage se voyait renforcée dans la création littéraire par le modèle aristotélicien de la mimesis, extension d’un impératif anthropologique de l’imitation dont témoignerait comme on sait l’apprentissage des enfants et, au-delà, de la logique même de la Natura naturans. Double transparence de la création, circulation idéale des identités.
Sur le plan de la performance rhétorique l’orateur était un strategos maître des mots et par extension des choses ; loin de les créer ils les choisit dans un vaste répertoire qui fonctionne comme une véritable « boîte à outils » dont les loci comunes ou topoï constituent sans doute l’image la plus « instrumentale », évoquant les Legos de notre enfance. Le discours produit (au sens artisanal) était un bel objet qui s’adressait à des interlocuteurs à la fois comme conquête militaire et comme transaction marchande d’amphores ornées (et l’on dit en anglais familier « acheter » une idée ou un discours). C’est dans ce rapport « polémologique » de l’orateur, sa chose et son allocutaire que s’installait une altérité première dans un système fortement identitaire. Et ce, dès l’origine même du discours, par un phénomène de « dialogisation interne ».
En effet, prévoyant dès un premier stade l’adéquation du sujet à traiter et l’identité de son ou ses allocutaires (excogitatio), l’orateur planifiait par l’inventio une stratégie qui s’accommodait au mieux pour la rencontre entre ses objectifs performatifs et la configuration (du psychique jusqu’au politique) des résistances à vaincre. Cette stratégie déterminait les genres du discours (accusatif ou défensif pour le judiciaire, conseil ou dissuasion pour la délibération, louange ou vitupération pour l’épidictique), les thèmes et les topoï à employer, le traitement et la tonalité à donner, enfin l’emphase structurelle sur les différentes partes oriationis de l’exordium qui capte l’attention de l’allocutaire (attentum parare) à la peroratio finale. Dans ce modèle « polémologique » l’auteur choisit ses pensées (copia rerum), ses mots (copia verborum) et ses figures (copia figurarum) en fonction de l’horizon d’attente prévu. Au moment de l’actio, confronté physiquement avec ce public il doit aussi savoir y adapter sa performance orale et gestuelle, accordant éthos, pathos et logos. De là le jeu de l’originalité, ingenium qui se mesure comme simple variation à l’intérieur d’un schéma prédéterminé.
Le malentendu de l’application de ce modèle à l’œuvre littéraire (la « poétisation de la rhétorique » qui fut aussi comme on sait une « rhétorisation de la poétique », une fois que le sens politique originaire de la rhétorique se perd dans le contexte impérial romain) prévalut pendant des siècles articulant la « tradition classique » qui constitua la culture européenne pendant « l’âge rhétorique »[1]. Avec des variantes ces identités solides prévalurent, renforcées par une vision théocentrique du monde où mots et choses se figeaient dans des essences créées par une identité absolue, celle de celui qui était celui qui était, qu’on fût dans un modèle néo-platonicien ou néo-aristotélicien.
En effet, l’autre grand modèle théorique de la création littéraire, platonicien, reposait aussi sur un jeu d’identités malgré une altérité initiale qui était la possession de l’aède par une force divine qui le précédait. Dérivée du culte des Muses homérique et hésiodique (double pilier de la paideia et donc de toute théorie littéraire antique) dont l’origine chamanique fut jadis établie par E. R. Dodds dans son étude fondatrice sur Les Grecs et l’irrationnel, la « fureur poétique » platonicienne est théorisée contre la rhétorique stratégique des sophistes dans Ion et Phèdre. C’est dans le dialogue avec le rapsode Ion que Socrate affirme l’origine divine de la poésie, différentiée de la sagesse et la technique. Le poète, comme le rapsode, perd tout contrôle de soi, devenant instrument. Emu (au sens cinétique le plus fort), il est capable de communiquer son émotion à l’auditoire, créant une chaîne d’« attractions » quasi-magnétiques virtuellement infinies, menant jusqu’à la source divine de toute voix. Dans Phèdre, la discussion des différentes formes de « folie » induites par la divinité (érotique, prophétique, mystique et poétique) culmine de nouveau dans la défense de la possession poétique, mais assagie ici et comme domestiquée –à l’image de l’Eros qui anime le « philo-sophe »- par la raison, l’apprentissage et l’autocontrôle.
L’élément « altéritaire » n’est plus ici le récepteur, comme dans le cas concurrent du modèle rhétorique, mais l’instance émettrice dont le poète (récitateur, dans le cadre de l’oralité pré-homérique) n’est qu’un medium. La fidélité de ce dernier à l’égard de l’œuvre est l’aune de la valeur esthétique, créant une véritable chaîne ascensionnelle par laquelle l’auditeur est aspiré, via le medium, à l’image de la procession des âmes vers les essences eidétiques originaires. Malgré la distanciation ultérieure de Platon dans La République et les Lois la théorie de la fureur poétique ira s’affirmant dans les différents « néo-platonismes » qui articulent la tradition occidentale, comme le montre le magnifique essai d’E. Panofsky Idea [2].
C’est ainsi que Longinus crée la catégorie du sublime contre le paradigme pragmatique de la persuasion, affirmant la création comme pur mystère relevant du sacré face à la technique oratoire, antagonisme que comme l’on sait préfigure la polémique esthétique des Lumières et la naissance de la modernité. Plotin va encore plus loin, substituant la mimesis par une véritable poiesis et faisant de l’artiste un deuxième créateur (dont l’imagination est reflet du monde transcendantal et, en dernière instance, de l’Un). A travers le syncrétisme judéo-hellénistique de Philon d’Alexandrie le créationnisme juif va s’agglutiner au modèle de la fureur poétique, redéfinissant la poétique prophétique de la Torah. La patristique alexandrine prolongera enfin cette synthèse, l’assimilant à la poétique johannique du Logos divin manifesté dans le Saint-Esprit. Néanmoins cette tentation créationniste va devenir par la suite suspecte, lors de la solidification du canon et du contrôle ecclésiastique sur les « débordements » de l’inspiration prophétique, susceptible d’engendrer des incessantes hérésies. Face à la création s’oppose de plus en plus, appuyée sur la « rhétorisation » de la nouvelle classe sacerdotale, l’idée du “facere” humain, culminant dans le célèbre dictum de Cassiodore: “nous pouvons faire, non créer ”. Curieux retour du soupçon final platonicien à l’égard de la création, double dégradation puisque imitation d’imitations (Rép, 601b).
L’Occident, tiraillé entre ces deux modèles identitaires, conserva l’idée d’un schéma essentiel qui de l’auteur au lecteur via l’œuvre instaurait une communication, propédeutique à la procession des êtres vers le Bien suprême ou à la persuasion –en dernière instance théologique- qui, par d’autres moyens détournés, les y menait aussi, plus tristement peut-être. La « limitation généralisée » de la rhétorique, devenue simple théorie de l’ornatus et de l’ars bene dicendi, « luxe du discours » nettement hiérarchisé fait du métier poétique (Dante parlera encore du poète comme “il miglior fabbro”) une sous-catégorie de l’éloquence, parfois tentée, comme c’est le cas pour la poétique des Songes allégoriques héritée de Macrobe et de Lactance, d’accès platoniques au sacré.
Lors du changement de paradigme qui ébranla l’âge rhétorique pour donner peu à peu naissance à « l’âge de la littérature » (et que l’on peut s’amuser à situer aux alentours de 1730), le double modèle identitaire, trouvant une nouvelle force dans la construction du Sujet occidental, se déplaça et, assez paradoxalement, en sortit renforcé.
La solidification de la figure de l’auteur (auctor, celui qui augmente, qui fait croître) autour du « sacre de l’écrivain » alla jusqu’à l’affranchir de l’altérité rhétorique de la persuasio, au nom de la possession platonicienne. Summum de l’identité, le critère d’originalité de l’œuvre, extension de celle du Sujet (auparavant simple « luxuriance » de l’ornatus et marge accessoire des variances) se substitue au modèle de l’imitation qui articulait l’âge rhétorique. De l’inspiration platonicienne et du Saint-esprit chrétien, mais aussi de l’absence ou du manque (de l’être aimé ou de Dieu lui-même) au trop-plein (dilatation de la joie mystique, mission prophétique, luxuriance érotique) on passe progressivement, lors de la mutation de paradigmes du « désenchantement du monde » au culte du génie inspiré et sublime (encore un néoplatonisme, qui ne sera pas le dernier), l’art devenant avatar du rapport religieux au monde selon la subtile analyse de J. L. Schaeffer [3]. Phare, mage, prophète, l’écrivain se mue en intellectuel à travers « la figure romantique, superbe et solitaire de l’auteur souverain dont l’intention (première ou dernière) enferme la signification de l’œuvre et dont la biographie commande la transparente immédiateté [4]» .
Institutionnellement, comme l’on sait, la solidification de la « fonction auctorielle » déconstruite par M. Foucault autant que par P. Bourdieu ne cessa de croître, autant à l’intérieur du discours (par une littérature de la subjectivité allant du triomphe du « Je lyrique » jusqu’à la nouvelle mimesis romanesque –intrusions auctorielles de Balzac, ironie du beylisme à Flaubert, mythologèmes zoliens) que dans le rapport juridique de celui-ci à son producteur (évolution des droits d’auteur jusqu’à la casuistique contemporaine où s’affirment, par exemple, les droits sur des personnages fictifs tels que Mickey Mouse ou Lolita; le « copyright » d’Emma Bovary s’opposant ainsi à la tradition millénaire de la libre intertextualité des figures fictionnelles [5]).
Le modèle subjectiviste crée ainsi un rapport solipsiste qui, bien qu’il conserve l’héritage platonicien de l’illumination successive des êtres (communion du lecteur modèle ou idéal avec le Sujet originaire à travers l’œuvre), peut, en dernière instance, ne plus être nécessairement communicationnel. Après le rêve romantique d’une eucharistie sacrée entre deux consciences et de la « chaîne des êtres » qui remontait du poète jusqu’à la divinité, souvent à travers la figure de l’aimée, l’absolu du Sujet s’affirme de plus en plus aux dépens de la relation avec Autrui. Par un tournant crucial cette relation devient de plus en plus conflictuelle, haine d’un monde désenchanté et d’un embourgeoisement qui, au-delà de l’idéologique et du socio-économique, devient nouvelle Chute ontologique. Sujet absolu confronté à une humanité sans cesse déchue, l’auteur devient lui-même comme l’on sait splendide Tour d’ivoire, abolissant le monde (cosmogonie agonistique de la « révolution poétique », des Chants de Maldoror aux Illuminations) et jusqu’à l’existence du public dans le paroxysme du mouvement sociologique d’autonomisation du « champ littéraire » malicieusement analysé par P. Bourdieu.
Parallèlement l’œuvre se figea en émanation néoplatonicienne du Sujet, de la « sensibilité » préromantique au « symptôme » freudien. Elle était extension d’une identité qui lui conférait une identité d’Œuvre – selon un modèle créationniste qui avait longtemps été bloqué par l’humilitas de l’homo faber intronisé par Cassiodore. De contrôlée (l’œuvre comme artefact témoin d’un travail observable et évaluable) elle devenait à son tour possédée (que l’on pense au Chef d’œuvre inconnu de Balzac). Cette Œuvre, on le sait, a pu même s’opposer à la matérialité de l’œuvre, soit dans l’extrême de l’agraphie (que privilégieront certains surréalistes) ou dans la quête infinie symboliste où l’œuvre concrète devient pure « trace ». « Univers-pensée » de l’auteur, selon les termes de Georges Poulet, elle devient microcosme subjectif. Le culte fin de siècle de l’œuvre solipsiste, à la fois dans le domaine esthétique du « roman célibataire » et pragmatique du tirage à compte d’auteur ou des minuscules revues destinées à un cénacle plus que confidentiel, consacre cette crise dont hériteront comme l’on sait les avant-gardes dans leur logique confrontationnelle et autonomisante.
Par un même paradoxe que l’on peut étudier dans une stratégie bourdieusienne de dénégation, l’œuvre littéraire ne cesse de s’institutionnaliser, de plus en plus figée dans sa matérialité par un appareil philologique positiviste (établissement des « vrais textes » à partir de la hiérarchisation des variantes, attribution à des moments d’énonciation passés, éditions critiques, etc.). Comme le Sujet, l’identité de l’Oeuvre était affirmée dans une double articulation de la « mythologie » au sens barthien et des appareils discursifs d’une institution littéraire de plus en plus consolidée. Ironiquement, du culte romantique du Grand Œuvre alchimique à la démystification formaliste puis structuraliste, ne cesse de se dire l’œuvre comme « système » et comme « Tout indiscutable, hors duquel il n’y a rien, sinon d’autres œuvres possibles qui, à leur tour, formeront système », selon la formule de B. Pingaud [6]. On alla ainsi de l’auteur comme foyer centré de l’œuvre à l’œuvre comme centre, sorte d’hypostase héritière des religions du Livre, l’hypothèse d’une rédemption lectrice étant restitution du sens contre l’œuvre même : d’où l’éviction de l’erreur de l’œuvre institutionnalisé dans des pratiques d’exégèse telles que le commentaire composé français.
Pour ce qui concerne la dimension persuasive de l’œuvre celui-ci se solidifiait aussi autour de nouvelles identités. Tandis que la lecture elle-même s’institutionnalisait à la fois comme pratique culturelle et comme mythe d’une communication parfaite du Sujet lisant avec l’émanation écrite du Sujet écrivant (au niveau privé de la « sensibilité » ou à celui, public, de la communion idéologique dans le texte du « peuple » et de l’écrivain, entre prophète et porte-parole), des publics de plus en plus précis se segmentaient dans la pratique éditoriale jusqu’à parvenir à un marché de l’édition totalement sectorisé autour de « publics cibles » qui prolongent la segmentation croissante de la société de consommation. Des genres « paralittéraires » alimentaient la production de masses, à la fois solidifiant leur propre cohérence générique (jouant sur la triple identité de l’auteur, l’œuvre et son genre d’appartenance) et leur « lisibilité », créant des lecteurs spécifiques extrêmement codés, comme le signale J. L. Borges dans sa réflexion sur le « lecteur policier » qui pourrait, éventuellement, tout lire (il prend l’exemple malicieux de l’Odysée, avec sa construction entre analepse et suspense proleptique) comme un roman policier. Aux antipodes du « paralittéraire », et constituant son envers nécessaire, la production élitaire de la modernité et des avant-gardes produisait tout autant des identités lectrices fortement structurées (obscuritas de l’œuvre, d’où coopération interprétative soulignée jadis par U. Eco, mécanique réitérée de la frustration lectrice face aux « jouissances » narratives des formules « populaires », etc.).
Cette construction des identités lectrices est allé, comme on sait, se renforçant de façon exponentielle, articulée autour des milieux (dans la même maison d’édition séries noires aux paratextes « trash » face à l’étiquette blanche comme désignateur de la « high culture » bourgeoise), des sexes (de la Bibliothèque rose inaugurée par Hachette en 1855 aux boy’s magazines fin de siècle) et des tranches d’âge (des livres d’enfant lancés dès 1843 par Hatzel, à la subdivision de la littérature de jeunesse entre tweenies et teenagers, et des jeunes femmes célibataires de la chick lit aux jeunes mamans de la mom lit, en attendant, la chose existe mais non le mot, ce qui ne saurait tarder la grannie lit ou oldies lit). Le lecteur moderne est un produit institutionnel tout autant que ses envers, l’œuvre littéraire et l’auteur. Néanmoins, la hantise de la possession subsiste dans les extrêmes des phobies et des philies qui agitent mystérieusement les publics : c’est l’image de la contagion et de la transe qui accompagne leur perception, des critiques ecclésiastiques contre les romans de chevalerie aux paniques morales autour des nouveaux pornographes.
On remarquera que dans les trois cas (l’auteur, l’œuvre, le lecteur) il s’agit de stratégies identitaires qui sont construites culturellement, en feignant exprimer des identités préalables. Enfin, dernière extension du schéma identitaire mais qui sort du cadre et des limites de cette réflexion, la solidité du monde référencié, de plus en plus renforcée par diverses « technologies du réel » s’établit dans celle, mimétique, du texte littéraire [7]. De l’auteur au texte, au lecteur et au monde référencié s’articule ainsi, autour du phénomène littéraire, une circularité d’identités proliférantes mais toujours tiraillées, au plus profond, par la dichotomie occidentale entre la possession et le contrôle. Pour sortir de ce cercle (qu’il soit vertueux ou vicieux, selon les critiques), il est peut-être temps d’opposer, pauvres bâtards postmodernes que nous sommes, un modèle autre, axé sur une propagation de multiples altérités, modèle déjà compris en germe dans les éléments discordants de la modernité.
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Notas
[1] C. Highet, The Classical Tradition, Oxford University Press, 1949
[2] Paris, Gallimard, 1989 [1924]
[3] L’art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1992
[4] R. Chartier, Culture écrite et société, Paris, Albin Michel, 1996, p. 48
[5] Phase de « consolidation » dans la « naissance de l’écrivain », l’originalité de l’auteur est ainsi solidifiée dans les droits d’auteur (en France, succession exemplaire de la Société des Auteurs 1777, la Société des Gens de Lettres 1838, le Congrès de la propriété littéraire en 1878, enfin loi de 1886 qui la garantit).
[6] Inventaire, Gallimard, 1965
[7] Je me permets ici de renvoyer à mon étude de « l’irréalisme » occidental, La vie comme songe, une tentation de l’Occident (Dijon, EUD, 2007).